Résistance aux antibiotiques, un défi pour les médecins et les pharmaciens


Introduction

Depuis plusieurs années déjà, la résistance toujours croissante de bactéries à des antibiotiques de plus en plus nombreux suscite des inquiétudes; celles-ci ne semblent toutefois pas atteindre, ou du moins de manière insuffisante, les principaux intéressés: les médecins prescripteurs et leurs patients.

La rapidité de l’accroissement des résistances et leur élargissement à des familles de bactéries de plus en plus nombreuses laissent présager que d’ici une à deux décennies, on ne disposera plus de médicaments fiables pour combattre des infections bactériennes graves. Ceci aura comme conséquence que davantage de personnes mourront à nouveau d’infections telles que pneumonies, méningites, septicémies, fièvre typhoïde, mais également que de nombreux moyens thérapeutiques modernes connaîtront des difficultés (par ex. la chirurgie cardiaque, les prothèses de hanche, les transplantations d’organe, le traitement intensif de leucémies et de tumeurs solides par cytostatiques).


Les antibiotiques comme médicaments

Les antibiotiques occupent une place unique et quelque peu bizarre parmi l’ensemble des médicaments. Alors que tous les médicaments sont supposés corriger l’une ou l’autre perturbation du métabolisme ou d’un processus fonctionnel, les antibiotiques visent uniquement à perturber les fonctions vitales de micro-organismes présents chez le patient et supposés néfastes pour lui. Les antibiotiques ne guérissent pas les infections mais arrêtent la croissance des bactéries sensibles donnant ainsi du temps à l’hôte pour organiser sa défense et éliminer les bactéries, et corriger les dégâts dus à l’infection. Ce rôle des antibiotiques est d’une importance cruciale dans les infections bactériennes graves (méningites, pneumonies, septicémies,...) mais n’a que peu ou pas d’effet dans les infections guérissant spontanément.

Les antibiotiques sont également en quelque sorte les seuls médicaments dont l’activité peut être déterminée en dehors du patient, notamment sur des micro-organismes isolés de specimens pathologiques en laboratoire. La détermination par un antibiogramme de la sensibilité à des antibiotiques des micro-organismes probablement responsables d’une infection permet de faire un choix rationnel du traitement ou de le modifier s’il apparaît que les micro-organismes sont résistants à l’antibiotique utilisé. La réalisation plus systématique d’antibiogrammes a montré assez rapidement que la sensibilité des bactéries a diminué au cours du temps. Peu de temps déjà après la première utilisation de la pénicilline, on constatait que certains staphylocoques n’étaient plus sensibles.


Résistance aux antibiotiques

La plupart des germes saprophytes disposent en milieu naturel d’un ou de plusieurs mécanismes de défense efficaces (facteurs de résistance) contre les &quotantibiotiques&quot, que leurs concurrents répandent dans l’environnement. Des bactéries sensibles peuvent devenir résistantes en incorporant des fragments d’ADN provenant de micro-organismes résistants. La transmission peut se faire au moyen de bactériophages (transduction), par incorporation directe d’ADN provenant de micro-organismes détruits (transformation), ou par échange de plasmides au moyen de pili sexuels (conjugaison) entre des bactéries appartenant ou non à la même famille. Les plasmides sont de petites séquences d’ADN extrachromosomiques pouvant coder pour un ou plusieurs facteurs de résistance. L’apparition d’une résistance par l’usage d’un antibiotique entraîne également une résistance contre tous les autres antibiotiques vis-à-vis desquels il existe des facteurs de résistance. La résistance chromosomique apparaît suite à la sélection de mutants spontanés qui échappent de manière plus ou moins marquée à l’action des antibiotiques.


Evolution de la résistance

L’apparition d’une résistance des bactéries aux antibiotiques est un phénomène normal et prévisible. Il est basé sur le vieux principe de l’évolution, à savoir &quotla survie du plus fort&quot, en l’occurence les germes les plus résistants à l’exposition aux antibiotiques. La source de préoccupation n’est pas tellement l’apparition de bactéries résistantes mais plutôt l’extrême rapidité et l’importance de ce phénomène, et le fait que des bactéries au départ très sensibles aient subi sur environ 50 ans d’antibiothérapie une évolution qui ne s’est pas produite au cours des millions d’années précédentes. L’origine de cette évolution est la pression de sélection extrê-mement élevée à laquelle ces bactéries sont exposées suite à l’utilisation massive d’antibiotiques dans la population hôte.

Déjà en 1944, Fleming faisait remarquer que certaines souches de Staphylococcus aureus étaient capables de détruire la pénicilline, et il mettait en garde contre le fait qu’un mauvais usage de la pénicilline pouvait entraîner la sélection de bactéries résistantes. Cet avertissement s’est perdu dans l’euphorie due à la découverte incessante de nouveaux types d’antibiotiques, et en 1960, plus de 80 % des souches de S. aureus étaient déjà résistantes à la pénicilline.

A partir de 1966, il a été possible de produire des pénicillines semi-synthétiques résistantes aux pénicillinases (méticilline, oxacilline,...) et, par la suite, d’élargir leur spectre d’action (ampicilline, amoxicilline) avec une activité dirigée contre les bacilles Gram- (haemophilus, colibacilles, proteus, salmonella, shigella). Avec l’arrivée des céphalosporines semi-synthétiques à large spectre, l’avenir semblait rose et les possibilités infinies.

La première conséquence de l’utilisation d’antibiotiques puissants à large spectre a été la disparition concomitante de la flore intestinale commensale sensible. Les places libérées furent rapidement occupées par des micro-organismes provenant de l’environnement (enterobacter, serratia, morganella, pseudomonas,...) qui, de nature, étaient déjà résistants aux nouveaux antibiotiques β-lactames en raison de la présence de β-lactamases efficaces capables de détruire même ces β-lactames semi-synthétiques. Ces nouveaux venus se trouvaient en milieu hospitalier, où beaucoup d’antibiotiques sont utilisés, et ils furent appelés "pathogènes hospitaliers&quot colonisant ou infectant les patients souvent de façon épidémique (infections de plaies, infections urinaires, septicémies).

Une deuxième conséquence fut l’apparition rapide d’une résistance à l’ampicilline dans la flore commensale normale de l’intestin (E coli et P. mirabilis) suite à l’apport de plasmides par ces germes provenant de l’environnement. A partir de colibacilles résistants, la résistance à l’ampicilline s’étend ensuite par l’intermédiaire de plasmides à Haemophilus influenzae et Neisseria gonorrhoeae.

Entre-temps, un nouveau problème est apparu, celui du Staphylococcus aureus méticillino-résistant (MRSA). Très tôt après l’introduction de la méticilline et de l’oxacilline, on a découvert qu’une souche de S. aureus semblait résistante aux pénicillines résistantes aux pénicillinases. Il a cependant fallu attendre la fin des années ’70 pour que soit décrite la première épidémie hospitalière en Australie. L’épidémie paraissait contrôlée après quelques années grâce à l’existance de nombreux autres antibiotiques actifs, mais entre 1982 et 1985, ces MRSA se sont répandus dans les hôpitaux partout à travers le monde avec une résistance croisée accrue contre presque toutes les autres classes d’antibiotiques. Finalement, seuls les glycopeptides (par ex. la vancomycine) étaient encore actifs contre le MRSA. De l’hôpital, le MRSA est arrivé dans la population générale par l’intermédiaire de patients porteurs du germe, où comme germe commensal résistant à presque tous les antibiotiques, il fut sélectionné à chaque cure d’antibiotique. On estime qu’actuellement, en Belgique, plus de 3 % des porteurs de staphylocoques sont des porteurs de MRSA..

Alors que le problème imputable à un pathogène hospitalier résistant est un problème individuel qui disparaît rapidement en dehors de l’hôpital, les germes commensaux résistants constituent un problème de société, dans la mesure où ils sont, comme les germes commensaux sensibles, échangés en permanence, même avec des personnes ne prenant pas d’antibiotiques. A chaque administration d’antibiotiques, ils seront toutefois les seuls survivants et remplaceront leurs congénères sensibles. Les pneumocoques en sont un exemple type. La résistance des pneumocoques est le plus grave problème de résistance apparu au sein de la population générale. Depuis 1960, des cas sporadiques de pneumocoques résistants à la pénicilline ont été signalés en divers endroits du monde. En 1977, les premières épidémies de pneumonies et de méningites dues à des pneumocoques résistants à la pénicilline ont été décrits en Afrique du sud, rapidement suivis par des cas similaires en Espagne, en France, en Israël, en Hongrie et plus tard, partout dans le monde. L’origine est ici aussi une modification des enzymes de la paroi cellullaire devenues moins sensibles à tous les antibiotiques β-lactames. Ce phénomène s’est produit en l’espace d’une décennie selon un processus de transformation par lequel les pneumocoques ont rassemblé des petits fragments d’ADN (gènes mosaïques) provenant de Streptococcus viridans banaux présents dans la gorge. Ces germes commensaux de la gorge sont devenus, par sélection lors de cures répétées d’antibiotiques, très résistants aux pénicillines, mais étant donné qu’ils n’occasionnent que rarement ou jamais d’infections, ceci passe inaperçu. En Belgique, la résistance des pneumocoques a augmenté entre 1985 et 1999 de 0,4 à 16,6 % par rapport à la pénicilline, de 3 à 35 % par rapport à l’érythromycine et de 15 à 30 % par rapport à la tétracycline. La résistance concomitante à ces trois antibiotiques est actuellement de 9 %.


Commentaires

En moins de 50 ans d’antibiothérapie, pratiquement tous nos germes commensaux typiques (staphylocoques, streptocoques, pneumocoques, entérocoques, colibacilles...) ont acquis une résistance croissante à presque toutes les classes d’antibiotiques connues. Ces germes commensaux peuvent dans certaines circonstances être à l’origine d’infections graves (méningites, pneumonies, septicémies, pyélonéphrites), et transmettre leurs facteurs de résistance à des germes commensaux encore sensibles ainsi qu’à des agents pathogènes.

Le risque d’augmentation de la résistance est surtout élevé lorsqu’une population importante de patients est traitée simultanément par des antibiotiques. Cela se produit typiquement dans les périodes d’exacerbations aiguës de bronchite chronique. Lorsque des dizaines de milliers de personnes sont traitées simultanément par des antibiotiques, la flore bactérienne sensible est appauvrie et ce sont principalement des micro-organismes résistants qui seront échangés dans l’environnement, même avec des individus non traités.

L’apparition de résistances est également favorisée par l’administration d’une trop faible dose d’antibiotique ou par un intervalle de temps trop long entre deux administrations. Les antibiotiques restent alors trop longtemps en dessous du seuil de concentration active, et les bactéries moins sensibles peuvent continuer à proliférer ou peuvent à nouveau récupérer.

L’usage rationnel d’antibiotiques dans des infections graves ne joue qu’un rôle mineur dans l’augmentation de la résistance dans la population générale. La résistance est surtout favorisée par l’usage massif inutile et injustifié d’antibiotiques dans des situations dans lesquelles ils n’ont aucun effet ou un effet à peine démontrable sur le processus de la maladie. Les antibiotiques sont dès lors de loin les principaux médicaments utilisés à mauvais escient.

Tant qu’il y aura une utilisation incontrôlée d’antibiotiques, cette résistance continuera à croître de plus en plus rapidement, et dans une dizaine d’années, l’ère des antibiotiques sera définitivement révolue. La régression de la résistance est un processus qui se produit beaucoup plus lentement que son apparition. Ce n’est que par une réduction drastique de l’usage des antibiotiques dans la population générale que l’on peut espérer ralentir l’évolution de la résistance et obtenir un répit de quelques décennies encore pour trouver une nouvelle prise en charge du problème infectieux. Il est grand temps que les médecins et les patients prennent conscience de la gravité du problème de résistance afin de ne pas se retrouver dans une situation de type "Titanic&quot où chacun dénie les faits jusqu’au moment où il n’y a plus de solution.

Quelques références

  • S.G.B. Amyes: The rise in bacterial resistance is partly because there have been no new classes of antibiotics since the 1960s. Brit Med J 320 : 199-200(2000)
  • P.C. Appelbaum: Antimicrobial resistance in S Clin Infect Dis 15 : 77-83(1992)
  • C.M. Kunin: Resistance to antimicrobial drugs - a worldwide calamity. Ann Intern Med 118 : 557-561(1993)
  • S.B. Levy: The antibiotic paradox. How miracle drugs are destroying the miracle. (1992)
  • J.T. Magee et al.: Antibiotic prescribing and antibiotic resistance in community practice: retrospective study: 1996-1998. Brit Med J 319 : 1239-1240(1999)