Médicaments dans l'abus d'alcool et la dépendance à l'alcool - Partie 1: le sevrage alcoolique

En cas de sevrage alcoolique planifié ou non, des symptômes de sevrage peuvent survenir, et il existe un risque accru d’encéphalopathie de Wernicke.

- Des symptômes de sevrage légers à modérément sévères ne nécessitent souvent pas de traitement médicamenteux. Dans la prévention et le traitement de symptômes de sevrage sévères (p.ex. convulsions, delirium), une benzodiazépine constitue le premier choix.

- Etant donné que l’encéphalopathie de Wernicke est souvent méconnue, il est recommandé d’administrer de la thiamine (vitamine B1) à titre préventif chez tous les patients en phase de sevrage alcoolique. La thiamine est également la base du traitement de l’encéphalopathie de Wernicke.

Ce texte traite du sevrage alcoolique; la Partie 2, qui paraîtra dans un prochain numéro des Folia, discutera de la prévention des rechutes.

Introduction

- Une consommation problématique d’alcool est fréquente et peut mener à un abus d’alcool et à une dépendance à l’alcool (alcohol use disorder) avec entre autres un état de manque ou craving, de la tolérance et des symptômes de sevrage à l’arrêt (DSM-5)1 . Il s’agit d’un problème complexe, avec des conséquences sur le plan psychique, physique et social, et une importante mortalité à long terme. Par ailleurs, il ressort d’un rapport récent du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE Reports 258As, voir références) que seule une minorité des personnes touchées par un problème d’alcoolisme font appel à une aide professionnelle; le rapport propose un certain nombre de mesures afin de réduire cette absence de prise en charge.

- La prise en charge de l’abus d’alcool et de la dépendance à l’alcool ne se justifie évidemment que chez les patients motivés. Pendant toute la durée de la prise en charge, des interventions psychosociales sont extrêmement importantes, certainement aussi en cas de traitement médicamenteux.

Sevrage alcoolique

- Le sevrage alcoolique implique que la prise d’alcool est brusquement arrêtée ou fortement diminuée. Ceci peut se faire de manière programmée, p.ex. comme première étape dans la prise en charge de l’abus d’alcool ou de la dépendance à l’alcool en milieu spécialisé, mais cela survient aussi souvent de manière non programmée ou involontaire, p.ex. en cas d’hospitalisation pour une maladie intercurrente. La plupart des données concernant la prise en charge médicamenteuse sont obtenues dans le cadre d’un sevrage programmé sous supervision spécialisée.

- La question de savoir si un patient doit être hospitalisé pendant la phase de sevrage alcoolique dépend du risque d’évolution sévère de la phase de sevrage (ce risque est élevé p.ex. en cas d’antécédents de convulsions ou de delirium lors d’une abstinence), de l’existence d’une affection physique ou mentale majeure sous-jacente et du soutien social disponible. En cas d’apparition de symptômes de sevrage sévères, une hospitalisation est toujours indiquée.

- Il est important d’informer le patient des symptômes possibles, de le rassurer, de créer un environnement apaisant et de veiller à une hydratation suffisante. Les pathologies sous-jacentes doivent être traitées.

- La prise en charge des symptômes de sevrage et de l’encéphalopathie de Wernicke, une affection neurologique dont le risque est accru pendant la phase de sevrage alcoolique, est discutée ci-dessous. Etant donné la gravité de certains symptômes de sevrage et de l’encéphalopathie de Wernicke, leurs complications potentielles et leur issue parfois fatale, il est crucial d’être particulièrement attentif à l’évaluation de ce risque.

Symptômes de sevrage

Les symptômes de sevrage sont fréquents et débutent le plus souvent dans les 6 à 8 heures après la dernière prise d’alcool, culminent après 72 heures environ, et durent jusqu’à une semaine. Les symptômes consistent surtout en tremblement, tachycardie, augmentation de la pression artérielle, sudation, fièvre, hyperglycémie, angoisse et symptômes dépressifs. Chez 3 à 5 % des patients, ils évoluent vers une situation sévère, avec p.ex. des convulsions généralisées (le plus souvent dans les 12 à 48 heures après la dernière prise d’alcool) et un delirium tremens (caractérisé entre autres par une fièvre élevée, des tremblements généralisés, des hallucinations et une confusion prononcée, le plus souvent dans les 48 à 72 heures après la dernière prise d’alcool). Les symptômes de sevrage peuvent être analysés et quantifiés au moyen d’un questionnaire comme le revised Clinical Institute Withdrawal Assessment for Alcohol (CIWA-Ar) (un score de 20 ou plus correspond à des symptômes de sevrage sévères); le CIWA-Ar peut être un instrument utile dans la décision de recourir ou non à un traitement médicamenteux (voir plus loin).

Encéphalopathie de Wernicke

Chez les patients qui abusent de l’alcool de manière chronique, une carence en thiamine (vitamine B1) est fréquente; celle-ci s’explique surtout par un régime déficient (prise insuffisante de thiamine) et par une perturbation de la résorption de thiamine chez ces patients. Une carence importante en thiamine peut causer des problèmes neurologiques sévères telle une encéphalopathie de Wernicke, caractérisée par une confusion, une ataxie et des troubles oculaires (entre autres nystagmus, ophtalmoplégie). On estime que le risque d’encéphalopathie de Wernicke est encore plus accru pendant la phase de sevrage alcoolique. L’encéphalopathie de Wernicke est un diagnostic difficile à poser, et le tableau clinique est souvent méconnu; une approche très prudente est dès lors recommandée.

Médicaments

Les symptômes de sevrage légers à modérément sévères disparaissent souvent spontanément, sans nécessité de recourir à un traitement médicamenteux. Les benzodiazépines sont les médicaments de premier choix dans la prévention et le traitement des symptômes de sevrage sévères. En ce qui concerne l’encéphalopathie de Wernicke, la thiamine joue un rôle important.

1. Benzodiazépines

- Les benzodiazépines sont nettement plus efficaces qu’un placebo en prévention des symptômes de sevrage sévères. Dans des études comparatives entre benzodiazépines, aucune différence d’efficacité n’a pu être démontrée.

- Dans les recommandations, on opte chez la plupart des patients pour une benzodiazépine à longue durée d’action tel le diazépam. Chez les personnes âgées et les patients atteints d’une affection hépatique, il existe un risque d’accumulation et de sédation exagérée avec les médicaments à longue durée d’action, et on opte souvent pour une benzodiazépine à durée d’action intermédiaire tel le lorazépam ou l’oxazépam. L’administration par voie orale est en principe à préférer. En cas d’agitation sévère, de convulsions ou de delirium tremens, il peut être nécessaire d’administrer une benzodiazépine par voie intraveineuse. On peut également opter pour une administration par voie rectale en cas de convulsions, ou par voie intramusculaire (pour le diazépam, la résorption après administration intramusculaire est variable et incomplète [en ce qui concerne la prise en charge des convulsions tonico-cloniques, voir Folia de septembre 2015].

- Lors de l’emploi de benzodiazépines dans cette population à risque, il convient d’être particulièrement attentif à l’apparition d’une sédation exagérée, de troubles de la mémoire et de dépendance. Il est dès lors recommandé de limiter autant que possible la dose et la durée du traitement (dans de nombreux cas, seulement quelques heures). L’administration de benzodiazépines en fonction des symptômes (à l’aide du questionnaire CIWA-Ar, voir plus haut) plutôt que suivant un schéma posologique dégressif fixe, permet de raccourcir la durée du traitement et de diminuer la dose totale de benzodiazépines, sans augmentation de l’incidence de convulsions ou de delirium. Un schéma en fonction des symptômes exige toutefois une mise en observation régulière et rigoureuse du patient, et il ne peut dès lors se faire qu’en milieu hospitalier ou spécialisé.

- “Prévention ou traitement du syndrome de sevrage” est mentionné comme indication dans le RCP de plusieurs spécialités à base de diazépam (situation au 01/02/16). “Alcoolisme (predelirium et delirium tremens)” est mentionné comme indication dans le RCP des spécialités à base de clorazépate (comprimés à 50 mg) (situation au 01/02/16).

2. Antiépileptiques, clonidine et antipsychotiques

Les antiépileptiques (p.ex. carbamazépine), la clonidine et les antipsychotiques (p.ex. halopéridol) ont également été étudiés dans la prévention et le traitement des symptômes de sevrage sévères, mais les données concernant leur efficacité sont plus limitées et moins univoques que pour les benzodiazépines, et il n’existe aucune étude comparative avec les benzodiazépines. Ce ne sont dès lors pas des médicaments de premier choix. Par ailleurs, le risque de convulsions est accru avec les antipsychotiques. Les antipsychotiques peuvent toutefois avoir une place en cas d’agitation importante ou d’hallucinations, comme traitement adjuvant à une benzodiazépine. Aucune des sources consultées ne recommande l’emploi du tiapride, un antipsychotique qui peut, selon le RCP, être utilisé en cas d’agitation psychomotrice pendant le sevrage alcoolique.

3. Thiamine

- La thiamine constitue la base de la prévention et du traitement de l’encéphalopathie de Wernicke. Dans le cadre du sevrage alcoolique, l’administration de thiamine est recommandée à titre préventif chez tous les patients, certainement chez les patients sous-alimentés qui présentent des symptômes de sevrage sévères. Chez les patients présentant un diagnostic suspecté ou confirmé d’encéphalopathie de Wernicke, la thiamine est administrée à titre curatif. Le pronostic dépend de la vitesse à laquelle la carence en thiamine est corrigée. En l’absence de traitement ou en cas de traitement trop tardif, l’issue est souvent fatale. En cas de prise en charge adéquate, l’ataxie, les problèmes oculaires et la confusion disparaissent souvent rapidement, mais un syndrome de Korsakoff apparaît chez de nombreux patients: il s’agit d’une complication chronique, souvent irréversible, qui se caractérise entre autres par une amnésie à court terme.

- Bien que beaucoup d’incertitudes subsistent quant à la dose optimale, la voie d’administration et la durée du traitement de la thiamine, les recommandations générales suivantes peuvent être données (la thiamine est souvent administrée en association avec d’autres vitamines du groupe B).

• A titre préventif: 250 mg par voie parentérale (i.m. ou i.v), 1 x par jour pendant 3 à 5 jours.

Suspicion d’encéphalopathie de Wernicke ou à titre curatif: 500 à 750 mg i.v., 3 x par jour pendant 2 à 3 jours; en cas de résultat positif, poursuivre avec 250 mg par voie parentérale (i.m. ou i.v.), 1 x par jour pendant 3 à 5 jours ou jusqu’à ce qu'il n'y ait plus de réponse.

- Après administration intraveineuse de thiamine, des réactions anaphylactiques ont été rapportées, mais l’incidence semble très faible (évaluée à 2 à 4 cas par million d’administrations), et ce risque n’est pas une raison pour ne pas administrer de thiamine par voie intraveineuse. En cas d’administration intramusculaire, le risque de réactions anaphylactiques est encore plus faible, mais la résorption de thiamine est incomplète.

- Chez les personnes présentant une carence en thiamine, une perfusion de glucose ne peut pas être donnée sans administration de thiamine, étant donné le risque de déclenchement ou d’aggravation de l’encéphalopathie.

- Outre la phase de sevrage alcoolique, d’autres facteurs de risque d’encéphalopathie de Wernicke sont présents chez les patients ayant une consommation excessive d’alcool ou une dépendance à l’alcool: régime déficient ou malnutrition, hospitalisation en raison d’une maladie intercurrente, pathologie hépatique induite par l’alcool. Un traitement préventif systématique par la thiamine est également recommandé chez ces patients (pour la dose, voir plus haut « A titre préventif »).

- Certaines directives recommandent également d’administrer systématiquement de la thiamine à titre préventif aux alcooliques qui ne présentent pas de facteurs de risque spécifiques d’encéphalopathie de Wernicke (une dose de 50 mg par voie orale deux fois par jour est alors recommandée) [n.d.l.r.: la thiamine peut être prescrite en magistrale]. Cette recommandation n’est pas étayée par des preuves quant à un effet préventif, mais sur le fait que (1) la marge thérapeutique-toxique de la thiamine est très large, (2) les patients qui consomment de l’alcool de manière excessive ou sont dépendants à l’alcool sont fréquemment carencés en thiamine, et (3) le diagnostic d’encéphalopathie de Wernicke est souvent méconnu.

- Dans certaines recommandations, la thiamine est également recommandée comme traitement à long terme dans le syndrome de Korsakoff: 50 mg par voie orale 2 x par jour.

Quelques références

- Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé. KCE Reports 258B (04/01/16), sur www.kce.fgov.be (terme de recherche « KCE Reports 258B »).

- Cochrane Database of Systematic Reviews 2011, Issue 6. Art. No.: CD008537. Doi:10.1002/14651858. CD008537.pub2.

- Idées-Forces tirées de Prescrire (version novembre 2013). Via le site Web de La Revue Prescrire (www.prescrire.org): « En bref », « Prévention des complications » et « Traitement des formes sévères ».

- Multidisciplinaire richtlijn (Pays-Bas). Via www.diliguide.nl/document/1843/implementatie-multidisplinaire-richtlijn-stoornissen-in-het-gebruik-van-alcohol.html

- NICE-guidelines (CG100), juin 2010, via www.nice.org.uk/guidance/cg100

- NICE-guidelines (CG115), février 2011, via http://www.nice.org.uk/guidance/cg115

- Site Web de Domus Medica (www.domusmedica.be/documentatie/dossiers/alcohol.html) et de la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG: www.ssmg.be/cellules-specifiques/alcool)

 

1 http://pubs.niaaa.nih.gov/publications/dsmfactsheet/dsmfact.pdf