Utilisation de médicaments chez le patient cirrhotique

L'Introduction du Répertoire Commenté des Médicaments souligne l'importance de l'insuffisance hépatique comme facteur à prendre en compte dans le cadre de l’ajustement posologique (voir Intro 6.1.2.2.). Le foie ayant une grande capacité de réserve à métaboliser les médicaments, un ajustement des doses ne s’impose généralement que lorsque l’atteinte hépatique a évolué vers une cirrhose. En effet, la cirrhose est associée à d'importantes modifications pharmacocinétiques et pharmacodynamiques.

  • Les modifications pharmacocinétiques concernent principalement) une diminution de la capacité métabolique avec allongement de la demi-vie, et diminution de l'effet de "premier passage" dans le foie (ce qui est important pour les médicaments administrés par voie orale ; pour des prodrogues comme la codeine et le clopidrogel, la diminution de l’effet de premier passage peut résulter dans une diminution des concentrations plasmatiques du métabolite actif.. . La diminution de la fonction rénale, qui survient généralement à un stade avancé de la cirrhose, va diminuer l'excrétion des médicaments éliminés par voie rénale.
  • Les modifications pharmacodynamiques sont notamment une sensibilité modifiée des organes cibles p.ex. par une augmentation du nombre de récepteurs ou de l'affinité pour ces récepteurs. En cas de sensibilité accrue, on peut observer une augmentation de l’effet souhaité ou un risque accru de développer un effet indésirable, pour une même concentration de médicament. Ceci peut entraîner une réponse excessive du patient cirrhotique aux AINS p.ex., ou aux médicaments agissant sur le système rénine-angiotensine, aux opioïdes ou aux substances psychotropes.
  • Des perturbations pharmacocinétiques et pharmacodynamiques plus complexes sont observées suite à l’hypoalbuminémie au cours de la cirrhose, étant donné que l’hypoalbuminémie entraîne une augmentation de la fraction libre des médicaments fixés à l’albumine.

L’impact de ces modifications peut varier considérablement d'un médicament à l'autre. Elles peuvent augmenter le risque d'effets indésirables (tels que ceux liés aux AINS, aux médicaments agissant sur le système rénine-angiotensine, aux opioïdes ou aux substances psychotropes, à savoir les substances sédatives). Contrairement à la clairance rénale, il n'existe pas de paramètre qui permet de prédire la clairance hépatique des médicaments. Le degré de sévérité de la cirrhose est souvent exprimé par le score de Child-Pugh, mais ce score ne permet pas une estimation fiable de la diminution de la clairance hépatique des médicaments.

Le score de Child-Pugh (ou score de Child-Turcotte-Pugh) a été développé pour évaluer le risque opératoire d'une chirurgie de l'œsophage chez un patient cirrhotique présentant des varices œsophagiennes hémorragiques. Plus tard, le score a connu une application plus large pour exprimer la sévérité de l'atteinte hépatique en cas de cirrhose. Le score est calculé sur base du taux de bilirubine et d'albumine, de l'INR, de la présence d'ascite et d'encéphalopathie. Un score de 5-6 indique une “cirrhose légère” (classe A), 7-9 une “cirrhose modérée” (classe B), 10-15 une “cirrhose sévère” (classe C). La cirrhose hépatique de classe A est subclinique ; à partir de la classe B, la cirrhose devient symptomatique et des taux sanguins anormaux peuvent être mesurés.

Le Nederlands Tijdschrift voor Geneeskunde1 a publié récemment une synthèse concernant le risque d'effets indésirables lié à la prescription médicamenteuse chez le patient cirrhotique. Cet article relève cinq idées fausses sur l'utilisation des médicaments chez le patient atteint de cirrhose.

  • Première idée fausse : “Prescrivez un AINS, évitez le paracétamol“.

    • Faux. Les AINS sont à éviter chez les patients atteints de cirrhose en raison du risque de troubles aigus de la fonction rénale et d'hémorragies.

    • Le paracétamol peut être utilisé à la posologie normale. En cas d'abus d'alcool chronique ou de malnutrition chez le patient cirrhotique, la posologie doit être limitée à 2 g de paracétamol par jour au maximum. [Ndlr : bien que les auteurs de l'article du Nederlands Tijdschrift voor Geneeskunde proposent d’administrer le paracétamol à la posologie normale, il convient toutefois d’être prudent chez le patient cirrhotique et d’utiliser la dose quotidienne maximale de 1 à 2 grammes de paracétamol même en l'absence d'alcoolisme ou de malnutrition. ]

  • Deuxième idée fausse : ”Les lésions hépatiques d'origine médicamenteuse sont plus fréquentes en cas de cirrhose”.

    • Faux. Pour la plupart des médicaments, il n'est pas prouvé que les patients atteints de cirrhose soient plus sensibles aux lésions hépatiques induites par le médicament. Il est évident que les conséquences peuvent être plus sévères lorsque des lésions hépatiques d'origine médicamenteuse se produisent chez un patient atteint de cirrhose. Exception : certains antituberculeux sont plus susceptibles de provoquer des lésions hépatiques en cas de cirrhose.

  • Troisième idée fausse : “Par définition, les médicaments éliminés par voie rénale sont sûrs ".

    • Faux. Chez de nombreux patients cirrhotiques, la fonction rénale est également atteinte. En particulier dans la cirrhose avancée, la posologie d'un médicament éliminé majoritairement par voie rénale doit être réduite. Pour plusieurs raisons, les tests classiques (clairance de la créatinine) sous-estiment l'atteinte rénale chez le patient cirrhotique (notamment en raison de la production réduite de créatinine suite à la diminution de la masse musculaire en cas de cirrhose avancée et la production réduite de créatinine dans le foie). [Ndlr: lorsque le symbole ou  est mentionné auprès d’une spécialité dans le Répertoire commenté des Médicaments, il faut consulter le RCP pour vérifier si une réduction de la dose ou une contre-indication est recommandée en cas d'insuffisance rénale, voir Intro.2.3.].

  • Quatrième idée fausse : ”Le traitement par metformine doit être arrêté”.

    • Faux. Le risque d'acidose lactique lié à la metformine n’est majoré qu’en présence d’une insuffisance rénale associée à la cirrhose hépatique (sévère). En cas de cirrhose moins sévère, il n'y a pas de raison d'arrêter la metformine.

  • Cinquième idée fausse : “Les patients atteints de cirrhose n'ont pas besoin d'anticoagulants”.

    • Faux. En raison d'anomalies de l'hémostase, les patients cirrhotiques ont un équilibre hémostatique fragile. Surtout en cas de cirrhose sévère, il peut non seulement se produire une hémorragie, mais aussi une thrombose. Il est vrai que la régulation de l'anticoagulation chez le patient cirrhotique est plus difficile, quel que soit l’anticoagulant utilisé. Il est recommandé de commencer à faible dose le traitement par antagoniste de la vitamine K ou par anticoagulant oral direct (AOD). N'étant pas métabolisées par le foie, les héparines à bas poids moléculaire, administrées deux fois par jour, sont un choix plus sûr. La posologie des héparines doit toutefois être adaptée chez les patients cirrhotiques présentant en outre des troubles de la fonction rénale.

Conclusion

Le patient cirrhotique est fragile et doit être traité avec les précautions nécessaires. L'ajustement posologique des médicaments en cas de cirrhose est toutefois complexe, et il n'existe pas de règles valables pour tous les médicaments. Le site d'accès libre www.geneesmiddelenbijlevercirrose.nl fournit des informations détaillées sur l'adaptation des doses en cas de cirrhose pour environ 300 médicaments. Dans les rubriques des RCP, notamment la rubrique « Contre-indications », la terminologie utilisée pour mentionner la cirrhose hépatique manque souvent de précision (“insuffisance/atteinte hépatique”, ”troubles de la fonction hépatique”, “maladie hépatique”…). Consultez le l'Introduction 2.3. du Répertoire pour en savoir plus sur l'utilisation des termes "insuffisance hépatique" ou "cirrhose hépatique" en tant que contre-indications dans le Répertoire, et sur les divergences possibles entre les RCP et les autres sources consultées, telles que le site Web www.geneesmiddelenbijlevercirrose.nl.


Sources spécifiques

Weersink RA, Drenth JPH, ter Borg F et al. Veilig voorschrijven bij levercirrose: 5 misvattingen. Ned Tijdschr Geneeskd. 2020;164:D4952