Antagonistes de la vitamine K ou anticoagulants oraux directs en cas de fibrillation auriculaire et de thrombose veineuse profonde? Les avis sont divergents

Résumé
Des publications récentes confirment qu’il n’existe que peu de différences entre les antagonistes de la vitamine K (AVK) et les anticoagulants oraux directs (AOD) en termes d’efficacité, d’innocuité et de rapport bénéfice/risque. La question reste de savoir comment faire un choix entre ces deux classes pour un patient déterminé. Différentes instances faisant autorité ont des avis divergents.
Le CBIP estime que, vu la longue expérience avec les AVK d’une part, et l’absence de monitoring, les incertitudes concernant les éventuels antidotes et le surcoût des AOD d’autre part, les AVK restent le premier choix dans la plupart des cas, certainement lors d’un traitement de longue durée chez des personnes âgées. En cas de traitement de courte durée, par ex. dans le cadre d’une thrombose veineuse profonde, les considérations pratiques peuvent influencer le choix plutôt pour un AOD. Chez les patients dont l’INR est difficile à stabiliser malgré une bonne observance du traitement, ou qui acceptent mal les contraintes liées à la surveillance de l’INR, les AOD peuvent également être une alternative, mais il faut être attentif à l’existence d’insuffisance à l’insuffisance rénale, en particulier avec le dabigatran.

Pendant de nombreuses années, les antagonistes de la vitamine K (les AVK acénocoumarol, phenprocoumone, warfarine) étaient classiquement choisis comme traitement anticoagulant préventif en cas de fibrillation auriculaire non valvulaire (FA) et, en complément à l’héparine, en cas de thrombose veineuse profonde (TVP). Depuis quelques années, nous disposons toutefois aussi d’anticoagulants oraux qui ne sont pas des AVK (apixaban, dabigatran, édoxaban, rivaroxaban): on les désigne sous le nom d’AOD (anticoagulants oraux directs); le terme NACO (nouveaux anticoagulants oraux ) est de plus en plus abandonné.

Dans les Folia, nous avons déjà abordé à plusieurs reprises la place de ces AOD par rapport aux AVK tels que la warfarine.

- Dans les Folia de mai 2014, sous le titre « Traitement anticoagulant dans la fibrillation auriculaire : antagonistes de la vitamine K ou nouveaux anticoagulants oraux? », nous avons avancé quelques éléments concernant l’efficacité et le risque hémorragique, qui peuvent aider à faire un choix entre ces deux classes. Dans l’abstract, nous mentionnons ce qui suit : « ... Pour ces raisons, nous estimons que les NACO ne doivent pas systématiquement remplacer les AVK et il n’est pas souhaitable de remplacer un traitement par un AVK si celui-ci s’avère efficace et bien toléré. Les NACO peuvent toutefois être envisagés comme une alternative aux AVK dans certaines situations, par ex. chez les patients chez qui l’INR est difficile à maintenir dans les valeurs thérapeutiques malgré une bonne observance du traitement, ou qui acceptent mal les contraintes liées à la surveillance de l’INR. On ne dispose pas d’études comparatives entre les différents NACO. » Plus loin dans ce texte des Folia de mai 2014, il est mentionné que de manière générale, les AOD étaient associés à un risque moins élevé d’hémorragies cérébrales mais à un risque plus élevé d’hémorragies gastro-intestinales par rapport aux AVK.

- Dans les Folia de janvier 2015, dans la rubrique « Nouveautés 2009, état de la question 5 ans plus tard », la place du dabigatran et du rivaroxaban a été discutée. Le résumé est le suivant : « Le CBIP estime que dans la prévention thromboembolique en cas de chirurgie orthopédique et de fibrillation auriculaire non valvulaire, et dans le traitement et la prévention secondaire de la thrombose veineuse profonde et de l’embolie pulmonaire, une héparine de bas poids moléculaire et/ou un antagoniste de la vitamine K restent les traitements de premier choix et ne doivent pas être remplacés systématiquement par les nouveaux anticoagulants oraux (NOAC). »

Vu l’utilisation de plus en plus large des AOD, les nouvelles publications à ce sujet et la forte pression promotionnelle, il est opportun de vérifier dans quelle mesure la position du CBIP doit être revue à la lumière de ces nouvelles données. Quelques nouvelles études cliniques randomisées, quelques études de cohorte concernant plus particulièrement le risque hémorragique et plusieurs méta-analyses des études cliniques anciennes et nouvelles, ont été publiées. Ces publications récentes confirment qu’il n’existe que de faibles différences entre les AVK et les AOD en termes d’efficacité, de risque hémorragique et de rapport bénéfice/risque . Entretemps, un antidote du dabigatran a été commercialisé, mais sa valeur exacte n’est pas claire [voir Folia de mai 2016].

La question essentielle reste de savoir comment choisir, sur base de ces publications et des publications antérieures, entre les deux classes: à qui donner un AVK, à qui un AOD? Ces derniers mois, plusieurs sources faisant autorité se sont prononcées au sujet de cette problématique. En s’appuyant sur les mêmes données, elles parviennent toutefois à des conclusions différentes.

  • Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé
    Le Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE) a publié le 9 janvier 2017 le rapport “Anticoagulation et fibrillation auriculaire” (KCE Reports 279B).
    D’après le KCE, trois types de problèmes se posent lors de l’usage d’anticoagulants dans la fibrillation auriculaire: (1) Parmi les patients sous anticoagulants, certains n’en retirent aucun bénéfice parce que le risque d’AVC que l’on cherche à éviter est à peu près équivalent, chez eux, au risque d’hémorragie dû au traitement. (2) De nombreux patients reçoivent des doses d’AOD réduites, dont nous ne savons pas si elles sont efficaces. (3) Comme les AOD ne nécessitent plus de prises de sang de contrôle tous les mois, les médecins ne sont plus en mesure de vérifier si leurs patients ont une anticoagulation suffisante. Le KCE appelle donc à la vigilance: il se peut que bon nombre de patients sous AOD ne soient en réalité pas correctement protégés.
    Le KCE conclut que les AOD peuvent être un bon choix pour les patients chez qui les AVK ne permettent pas d’obtenir des paramètres de coagulation stables, ou pour ceux chez qui des prises de sang régulières posent problème, mais à condition que les médecins les prescrivent à une dose appropriée et que les patients observent scrupuleusement leurs prises quotidiennes ou biquotidiennes. Le KCE se pose néanmoins la question de savoir si, sur base de ces avantages finalement assez ténus, les 100 millions d’euros supplémentaires que coûtent chaque année les AOD à notre assurance maladie sont-ils réellement dépensés à bon escient.

  • Geneesmiddelenbulletin
    Le Geneesmiddelenbulletin (GEBU), un bulletin pharmaceutique indépendant aux Pays-Bas, a consacré en mars 2016 et avril 2016 des articles approfondis sur les AOD , dans lesquels leurs propriétés et leur place dans la FA et la TVP sont détaillées. Ces articles se terminent par une rubrique « Positionnement » que les auteurs résument comme suit: « En résumé, on peut dire, en s’appuyant sur les études abordées ici, qu’il n’est pas indiqué de prescrire les anticoagulants oraux directs comme premier choix et qu’il convient d’attendre d’avoir davantage de données concernant le rapport efficacité / effets indésirables. Dans tous les cas, il ne faut pas changer de traitement chez les patients qui sont stables sous dérivés coumariniques. Les études publiées à l’heure actuelle ne justifient pas une place de premier plan dans les directives, certainement pas tant que l’on ne dispose pas d’études sur l’innocuité à plus long terme. »

  • Nederlands Huisartsengenootschap – avis sur les anticoagulants
    Le Nederlands Huisartsengenootschap (NHG) a publié son avis à ce sujet le 31 août 2016, sous l’intitulé: « Cumarinederivaten en DOAC’s voortaan gelijkwaardig » (« Dérivés coumariniques et AOD désormais équivalents »). Le mot « désormais » renvoie au fait que dans le « NHG-standaard » de 2013, la warfarine était privilégiée, et ce sur base de considérations qui avaient aussi été mentionnées dans les Folia de mai 2014. Dans la rubrique « Recommandations » de la NHG, il est affirmé: « En s’appuyant sur les données disponibles en termes d’efficacité, d’innocuité et de facilité d’utilisation, la NHG est d’avis que les AOD peuvent désormais être considérés comme une alternative équivalente aux dérivés coumariniques chez la plupart des patients dans les indications de fibrillation auriculaire non valvulaire et de thrombose veineuse profonde. La prudence reste de mise en cas de fonction rénale réduite et chez les personnes âgées en raison du risque d’hémorragies gastro-intestinales, notamment chez celles ayant des antécédents de telles hémorragies. La prudence est également de mise chez les patients présentant une comorbidité importante ou utilisant de nombreux autres médicaments, les AOD étant moins bien documentés chez ces patients ».

  • ESC [European Society of Cardiology] Guidelines for the management of atrial fibrillation
    Ces directives ont été publiées le 1er septembre 2016. Dans ce document qui repose sur les mêmes données que celles utilisées par GEBU et NHG, dans la rubrique 16 « To do and not to do messages from the Guidelines », la préférence est clairement accordée aux AOD : « Lorsqu’un traitement anticoagulant oral est instauré chez un patient atteint de FA qui entre en ligne de compte pour un anticoagulant oral non antagoniste de la vitamine K (apixaban, dabigatran, édoxaban ou rifaroxaban), il est recommandé de privilégier un AOD par rapport à un antagoniste de la vitamine K. ». Ces directives ne traitent pas de la thrombose veineuse profonde.

  • Antithrombotic Therapy for VTE [Venous Thrombo-embolism] Disease. CHEST Guideline and Expert Panel Report (2016)
    Par rapport à l’édition précédente, cette directive de l’American College of Chest Physicians mentionne dans la « Recommendation 2 » que les AOD sont à privilégier par rapport aux AVK dans la TVP: « Chez les patients atteints d’une TVP de la jambe ou d’une embolie pulmonaire, en dehors d’un cancer, nous suggérons d’utiliser comme traitement anticoagulant à long terme (trois premiers mois), le dabigatran, le rivaroxaban, l’apixaban ou l’édoxaban plutôt qu’un traitement par AVK. »

Avis actuel du CBIP

En s’appuyant sur les données et les commentaires anciens et récents, le CBIP maintient dans les grandes lignes son avis de 2014 concernant la FA et la TVP.

  • Le CBIP reste d’avis que les AOD ne doivent pas systématiquement remplacer les AVK et qu’il n’est pas souhaitable de remplacer un traitement par un AVK si celui-ci est efficace et bien toléré.

  • Chez un patient chez qui un traitement anticoagulant est instauré pour une longue période, comme dans le cadre de la fibrillation auriculaire, le CBIP est toujours d’avis qu’un AVK est à privilégier, en particulier chez les personnes âgées qui présentent souvent une fonction rénale réduite et une comorbidité.

  • Lors d’un traitement de courte durée, comme par exemple dans le cadre d’une thrombose veineuse profonde, les considérations pratiques peuvent influencer le choix plutôt pour un AOD.

  • Chez les patients chez qui l’INR est difficile à maintenir malgré une bonne observance du traitement, ou qui acceptent mal les contraintes liées à la surveillance de l’INR, les AOD peuvent aussi être une alternative aux AVK.

  • Malgré les données rassurantes quant à l’innocuité des AOD, il faut tenir compte de certains inconvénients: l’absence de monitoring des AOD, l’incertitude en ce qui concerne les antidotes potentiels et l’expérience moins longue qu’avec les AVK; de plus, la différence de coût est importante, comme le souligne le KCE.

  • Dans des études cliniques, un risque moins élevé d’hémorragies cérébrales a été retrouvé avec les AOD par rapport aux AVK. L’incidence des hémorragies cérébrales est toutefois faible en chiffres absolus, et dans les études, il s’agissait de patients sélectionnés; par contre les hémorragies gastro-intestinales surviennent en général plus fréquemment avec les AOD. Il est dès lors difficile de déterminer quel est le meilleur choix pour un patient déterminé en pratique journalière.

  • Le CBIP partage le constat du KCE que, du moins en cas de FA, une proportion substantielle des patients belges reçoivent, en pratique courante, une dose d’AOD inférieure à celles dont l’efficacité a été démontrée dans les essais cliniques. Or, il n’existe pas de preuves que ces doses réduites protègent aussi efficacement tous ces patients que les AVK. Ceci pose également un autre problème car, comme il n’y a pas de prises de sang de contrôle, le médecin n’est pas en mesure de vérifier que son patient reçoit une dose efficace. Il se peut donc que bon nombre de patients sous AOD ne soient en réalité pas suffisamment protégés. De plus, en raison du mode d’action des AOD, toute interruption (même courte) du traitement peut suffire à faire remonter le risque de thrombose, ce qui n’est pas le cas avec les AVK. Enfin, comme souligné dans le rapport du KCE, on ne connaît pas encore les effets à long terme des AOD, alors que ces médicaments doivent en principe être pris jusqu’à la fin de la vie.

  • Pour tous les anticoagulants, il faut être attentif à un certain nombre de situations à risque, en particulier l’âge avancé, une comorbidité importante et des antécédents d’hémorragie, et pour les AOD en particulier, aussi à l’insuffisance rénale (surtout pour le dabigatran).

Le tableau ci-dessous, repris de l’avis de la NHG, compare les avantages et les inconvénients des AVK et des AOD.

Références

Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé. Anticoagulation et fibrillation auriculaire. KCE Reports 279B

Direct werkende orale anticoagulantia. Geneesmiddelenbulletin 2016; 50:28-34 en 41-50

NHG-Standpunt Anticoagulantia: Cumarinederivaten en DOAC’s voortaan gelijkwaardig. Huisarts & Wetenschap 2016; 59: 406-9

ESC Guidelines for the management of atrial fibrillation developed in collaboration with EACTS. European Heart Journal 2016;37:,2893–962

Antithrombotic Therapy for VTE Disease CHEST Guideline and Expert Panel Report. CHEST 2016;149:315-52