Depuis de nombreuses années, le CBIP affirme que l’acide acétylsalicylique n’a pas sa place dans la prévention cardiovasculaire primaire (voir Folia septembre 2012). Le bénéfice limité sur la morbidité cardiovasculaire (mais pas sur la mortalité) ne l’emporte pas sur l’augmentation du risque d’hémorragie majeure. Ceci s’applique également aux diabétiques (voir Folia septembre 2010). La directive européenne sur la prévention cardiovasculaire (2016)1 arrive à la même conclusion sur la base de la même argumentation. Les directives américaines (2016)2 donnent une évaluation plus précise des avantages et des risques en fonction de l’âge, du risque cardiovasculaire et du risque d’hémorragies et incluent toujours l’acide acétylsalicylique dans la prévention primaire pour certains groupes de patients très sélectionnés (recommandé pour les patients de 50 à 59 ans présentant un risque cardiovasculaire modéré à élevé de 10% ou plus selon l’ASCVD (voir glossaire ci-dessous)), sans risque accru d’hémorragies et ayant une espérance de vie d’au moins 10 ans ; à considérer individuellement chez les patients âgés entre 60 et 69 ans qui répondent aux même conditions).
A l’automne 2018, ce thème est revenu dans l’actualité: les résultats de 3 grandes études à long terme3-5 sur l’acide acétylsalicylique dans la prévention primaire chez différents groupes de patients ont été publiés et juste avant cela, les résultats d’une méta-analyse6 avaient suggéré un lien possible entre la dose d’acide acétylsalicylique en prévention cardiovasculaire et le poids corporel.
L’étude ARRIVE3 est une étude en double aveugle contrôlée par placebo chez des patients ne présentant pas de troubles cardiovasculaires connus et présentant un risque cardiovasculaire modéré (risque moyen sur 10 ans de maladies cardiovasculaires, calculé selon Framingham: 14% (voir glossaire ci-dessous)). Après un suivi moyen de 5 ans, il n’y avait pas de différence significative entre l’acide acétylsalicylique (100 mg/j) et le placebo dans l’incidence du critère d’évaluation primaire composite (mortalité cardiovasculaire, infarctus aigu du myocarde, angor instable, AVC, AIT). L’incidence globale des effets indésirables ne différait pas de façon significative entre les deux groupes, mais dans le groupe sous acide acétylsalicylique, l’incidence des effets indésirables attribués par les chercheurs au traitement était significativement plus élevée, avec en particulier un doublement de l’incidence de saignements gastro-intestinaux dans le groupe sous acide acétylsalicylique par rapport au groupe placebo (NNH de 196 sur 5 ans).
L’étude ASCEND4 est une étude en double aveugle contrôlée par placebo, menée auprès de patients âgés de plus de 40 ans atteints de diabète de type 1 ou, 2 sans atteinte cardiovasculaire connue. Après un suivi moyen de 7,4 ans, l’acide acétylsalicylique (100 mg/j) présentait un avantage limité mais significatif par rapport au placebo: une réduction de 12% du nombre d’évènements cardiovasculaires (NNT de 91 sur 7,4 ans). La mortalité n’a pas été affectée. Par contre, les saignements majeurs étaient significativement plus fréquents dans le groupe sous acide acétylsalicylique que dans le groupe placebo (NNH de 112 sur 7,4 ans). Les auteurs concluent que les avantages sont largement atténués par le risque accru de saignement.
L’étude ASPREE5 est une étude en double aveugle, contrôlée par placebo, menée auprès de personnes âgées de plus de 70 ans sans antécédents cardiovasculaires, ni démence ou affections invalidantes. Après un suivi moyen de 4,7 ans, aucune différence n’a été observée entre l’acide acétylsalicylique (100 mg/j) et le placebo, sur le critère d’évaluation primaire composite (mortalité, démence et maladies débilitantes). La morbidité cardiovasculaire n’a pas non plus été affectée par le traitement avec l’acide acétylsalicylique.
De façon quelque peu inattendue (contrairement aux études antérieures), une augmentation significative de 14% de la mortalité a été observée dans le groupe traité par l’acide acétylsalicylique en comparaison au placebo. Cela semble être principalement causé par une augmentation significative de 31% de la mortalité liée au cancer dans le groupe traité par l’acide acétylsalicylique en comparaison au groupe placebo. Les auteurs n’ont aucune explication à cela. Dans des études antérieures, des indications d’un effet favorable possible de l’acide acétylsalicylique sur l’incidence du cancer n’ont été trouvées qu’après une durée d’étude d’au moins 5 ans. La durée de l’étude ASPREE est plus courte et les patients sont nettement plus âgés que dans les études précédentes. Dans un commentaire7 , l’hypothèse est formulée que ces résultats inattendus peuvent éventuellement s’expliquer par un effet protecteur de l’acide acétylsalicylique au premier stade de l’apparition des cancers (chez des patients relativement jeunes) et par un effet plutôt négatif dans la suite du processus d’évolution du cancer (chez les personnes âgées).
De plus, dans cette étude, l’incidence des saignements majeurs était significativement plus élevée dans le groupe sous acide acétylsalicylique que dans le groupe placebo (NNH de 100 sur 4,7 ans).
Une méta-analyse6 basée sur les données individuelles des patients issus de 10 grandes études relativement anciennes, sur l’utilisation de l’acide acétylsalicylique dans la prévention primaire, menées avant la publication des études susmentionnées, a évoqué un lien possible entre le poids corporel et l’efficacité de l’acide acétylsalicylique dans la prévention cardiovasculaire primaire. Les auteurs ont effectué de nombreuses analyses et généré de nombreuses données qui ne sont pas rapportées sans ambiguïté et de manière très sélective. Une faible dose d’acide acétylsalicylique ( ≤ 100 mg/j) semble être associée à une diminution de l’incidence des évènements cardiovasculaires comparativement au placebo, uniquement chez les personnes dont le poids corporel est inférieur à 70 kg et pas chez les personnes pesant 70 kg ou plus. Avec des doses élevées d’acide acétylsalicylique (≥ 325 mg/j) on observe une tendance vers une meilleure efficacité par rapport au placebo lorsque le poids corporel est plus élevé, bien que les tableaux dans les annexes ne montrent pas, et ce dans aucune des catégories de poids, de différence statistiquement significative entre l’acide acétylsalicylique à dose élevée et le placebo, dans l’incidence des évènements cardiovasculaires.
Les résultats de ces 3 grandes études de prévention primaire confirment la position du CBIP selon laquelle l’acide acétylsalicylique n’a pas sa place dans la prévention primaire des maladies cardiovasculaires. L’ajout des résultats de ces trois nouvelles études à ceux de dix études plus anciennes de prévention primaire avec l’acide acétylsalicylique dans une nouvelle méta-analyse, publiée en janvier 2019, n’a pas modifié les résultats des méta-analyses précédentes quant aux avantages et aux inconvénients de l’acide acétylsalicylique en prévention cardiovasculaire primaire8.
La plupart des commentateurs affirment que ces constatations s’expliquent par une politique de prévention cardiovasculaire de plus en plus suivie au cours des deux dernières décennies, avec une plus grande attention aux mesures non médicamenteuses comme le sevrage tabagique, les conseils diététiques et l’activité physique, et plus de possibilités dans le domaine des médicaments (antihypertenseurs, statines), ce qui fait que l’ajout de l’acide acétylsalicylique à cette politique apporte peu de bénéfice supplémentaire9,10.
La relation entre le poids corporel et l’efficacité de l’acide acétylsalicylique est actuellement impossible à évaluer car les résultats de la méta-analyse, d’études en grande partie plus anciennes, ne sont pas confirmés dans au moins 2 des 3 grandes études récentes : l’étude ASPREE n’a pas établi de lien entre l’IMC et l’efficacité de l’acide acétylsalicylique et l’étude ASCEND a plutôt connu une tendance inverse (meilleure efficacité d’acide acétylsalicylique à faibles doses pour les patients ≥ 70 kg). D’autres études sont nécessaires pour clarifier ce point. Une vaste étude randomisée comparant une faible dose d’acide acétylsalicylique (81 mg/j) à une dose élevée (325 mg/j), mais en prévention secondaire, est actuellement en cours. Il est à noter qu’il n’existe aucune donnée d’étude sur l’efficacité des doses intermédiaires d’acide acétylsalicylique (160 mg/j) en prévention cardiovasculaire.
Jusqu’à nouvel ordre, une dose de 80-100 mg d’acide acétylsalicylique demeure la dose recommandée pour la prévention cardiovasculaire.
Risque cardiovasculaire: Il faut tenir compte du fait que différents critères sont utilisés pour évaluer le risque cardiovasculaire. Les pourcentages et les catégories de risque obtenus diffèrent selon les critères utilisés et ne sont pas interchangeables.
Nom | Région | Dernière mise à jour | Risque sur 10 ans de | Catégories |
Framingham | USA | 2008 | morbidité cardiovasculaire (maladies vasculaires coronariennes, cérébrovasculaires et périphériques et insuffisance cardiaque) | Faible risque: <10% Risque intermédiaire:10-20% Risque élevé: >20% |
ASCVD | USA | 2013 | morbidité cardiovasculaire (IMA fatal ou non fatal ou ACV) | Faible risque: <7,5% Risque intermédiaire : 7,5-20% Risque élevé: >20% |
SCORE | Eur | 2016 | mortalité cardiovasculaire (IMA fatal ou ACV) | Faible risque: <1% Risque intermédiaire: 1-5% Risque élevé: >5% |
QRISK | UK | 2018 | morbidité cardiovasculaire (maladies coronariennes fatales ou non fatales (y compris angine de poitrine) ou ACV (y compris AIT)) | Faible risque: <10% Risque intermédiaire: 10-20% Risque élevé: >20% |